Le texte qui fait l’objet de notre analyse est une lettre de Tertullien adressée aux confesseurs de la foi c’est-à-dire des personnes qui ont tenu mordicus à leur foi chrétienne malgré les persécutions de tout genre. Dont certains sont jetés aux bêtes, d’autres brulés vifs et d’autres encore jetés en prison. Toutes ces personnes sont appelées des Martyrs, et c’est à elles que Tertullien s’adresse dans sa lettre intitulée, Ad Martyras.
Tertullien est un apologiste, un père de l’Eglise latine le plus remarquable au III è siècle, du fait de son intelligence. Dans ses ouvrages, l’on constate une richesse florissante en aspirations morales et religieuses. Tertullien est fils de son temps, contrairement aux idéalistes, notamment les philosophes, à l’instar des Stoïciens, qui passent leur temps à spéculer et à pousser des débats contradictoires. Il aime plutôt traiter des sujets actuels. « Tertullien aime le paradoxe et aborde des questions au creux de l’actualité pour une réponse pratique et surtout dans la ligne de sa conviction de Chrétien. » [1] Dans le présent texte, Ad Martyras, Tertullien exhorte les confesseurs de la foi qui sont en prison à ne pas céder devant les supplices et les atrocités qu’ils rencontrent en prison, mais des les accepter comme une grâce venue de Dieu. La lettre en question est un texte de six(6) chapitres qui développent des thèmes différents mais étroitement liés les uns des autres.
Cependant, pour mieux cerner le contenu de cette exhortation, nous procéderons de manière suivante. D’abord, nous allons le situer dans son contexte familial, religieux et si possible philosophique. Ensuite nous ferons un résumé général du texte, puis nous dégagerons les grandes idées de chaque chapitre. Enfin, nous donnerons notre appréciation personnelle en vue d’approfondir le thème. Toutefois, il est aussi important de rappeler que nous travaillons dans une discipline bien précise, la Patrologie, ce qui nécessite une connaissance du point de vue conceptuel avant toute autre démarche.
1. Définition du concept de Patrologie
Selon le Dictionnaire de la théologie, la Patrologie est une partie de la Théologie qui traite de la littérature chrétienne de l’Antiquité et les écrits des pères de l’Eglise. Dans son sen étymologique, la patrologie vient du Grec, Patros qui signifie père et logos qui veut dire parole ou discours. L’on peut ainsi la définir comme un discours, ou mieux un débat critique sur les écrits et sur les pères de l’Eglise. Pour reprendre un peu le père Cyrille, la patrologie est une étude historique, biographique, exégétique et critique des pères ou des textes des pères de l’Eglise. Cette étude vise concrètement à situer le père dans un espace et dans un temps bien précis, elle donne la possibilité, à travers les moyens qu’elle dispose, à comprendre mieux les ouvrages et les pensées des pères de l’Eglise. La Patrologie est une des disciplines indispensables de la Théologie.
2. L’environnement social et religieux de Tertullien
Tertullien est né à Carthage dans une famille païenne. La date de sa naissance et celle de sa mort restent incertaine. Son papa était un centurion dans une légion proconsulaire, il l’a perdu quand il est encore petit. Sa maman fait de lui un guide dévoué et éclairé grâce à ses études qui étaient centrées sur la pratique de la rhétorique et de la jurisprudence. En plus de ces deux disciplines, Tertullien avait de la passion pour la Philosophie, la science, antiquité et poésie qu’il qualifiait, la plus haute culture. Signalons aussi qu’avant sa conversion, Tertullien se livrait sans retenue à tous les désordres et à tous les plaisirs que se permettait la jeunesse païenne de son temps.
En ce qui concerne son environnement religieux, Tertullien est fils de son temps. Nous le situons souvent vers les années 170 qui coïncide au règne de l’empereur Marc Aurèle. Ce dernier avait déclenché une persécution terrible contre les chrétiens qui ont donné le témoignage du sang. Parmi ces Chrétiens, il se trouvait Polycarpe, le vieil évêque de Smyrne ; à Rome, le philosophe Justin qui, quelques heures avant sa mort reprenait quelque verset de la Bible en disant : « Des années, j’ai cherché la Vérité, mais quand j’ai connu Jésus Christ, j’ai su que j’avais enfin trouvé la lumière »[2]. Une telle déclaration a laissé ses bourreaux et ses persécuteurs dans une confusion totale. Blandine, la jeune esclave de Lyon fut torturée de manière horrible, mais dans sa douleur et son agonie, elle ne cessait de répéter « je suis chrétienne, je suis chrétienne, non on ne fait pas de mal chez nous ! »[3]. Même les spectateurs qui assistaient à cette souffrance et cette mort atroce, étaient tous touchés par la douceur de Blandine et de son courage.
Avec l’empereur Commode, en 180, la persécution poursuit sa course contre les chrétiens. A Rome, Cécile va être décapitée avec son fiancé et le frère de son fiancé qu’elle venait de convertir au christianisme. Signalons que la persécution sous Commode s’était étendue jusqu’en Afrique du Nord, où c’est toute la communauté du petit village de Scili qui sera condamnée à mort. Ils sont au nombre de 13 dont sept(7) hommes et cinq (5) femmes. A la tête de cette communauté se trouve un certain Speratus. Ce dernier, au moment où l’on a annoncé la condamnation à mort, déclare avec douceur « nous remercions Dieu », et les autres, d’un même chœur répètent « oui, merci à Dieu ».
Ces différents exemples nous portent à dire sous réserve de critique que les principaux points qui ont conduit Tertullien à la conversion se trouvent dans la constance des chrétiens devant la persécution ; la sainteté et l’humilité de leur vie. Les chrétiens n’établissent pas de différence entre les hommes, ils se considèrent tous comme des frères et sœurs ayant pour Dieu le seul Père. Tertullien sera ému également par la supériorité de la doctrine chrétienne sur les systèmes philosophiques, sur les débâcles du démon qui confessent la divinité du Christianisme. En cela s’ajoute la puissance de la prière et des exorcismes pour la guérison des malades et l’expulsion du démon. Tertullien, comme la plupart de ses contemporains, croyait aux puissances surnaturelles, notamment le démon qu’il trouvait presque partout. Il s’est converti probablement vers 192 à Carthage où il résidait souvent.
Toutefois, Tertullien s’est vite identifié au christianisme avec un zèle de croyant convaincu de sa foi. Il s’est identifié avec la sublimité de la sagesse et de la droiture sans faille. Il applique à sa juste valeur la justice selon laquelle, il faut laisser à Dieu ce qui appartient à Dieu ; et qui interdit aux humains de pardonner les péchés mortels. Etant donné que le IIe, IIIe et IVe siècle était caractérisé par une ambivalence culturelle : d’un coté, les païens qui se livrent à des spectacles désordonnés voire même sanguinaires, et de l’autre coté, les Chrétiens qui cherchent à opposer une résistance à toutes ces pratiques en raison de leur foi. C’est dans ce monde, rempli de contradiction et des antis valeurs que notre néophyte devrait mettre par écrits ses pensées et ses convictions de chrétien.
3. Les écrits de Tertullien
Tertullien est le père de l’Eglise qui a beaucoup contribué pour que la littérature latine chrétienne entre dans l’histoire. Doué d’une faculté intellectuelle extraordinaire, il est devenu célèbre dans l’histoire de l’Antiquité chrétienne à cause de son éloquence. Les ouvrages les plus importants de Tertullien peuvent se résumer en trois recueils : les ouvrages apologétiques, les traités contre le gnosticisme et les livres à l’usage des fidèles. Notre travail ne consiste pas à faire la synthèse de chaque livre, mais nous allons dans la mesure du possible présenter ce qui nous parait utile pour notre travail. En voici quelques ouvrages de Tertullien :
-Ad Nationes, dans cet ouvrage, Tertullien s’attaque aux mœurs des païens qui nourrissent une certaine haine populaire contre les chrétiens
Apologeticum : C’est un ouvrage qui a connu beaucoup de succès. Ici, Tertullien montre que la religion proscrite est exempte des crimes qu’on lui reproche et qu’elle est, elle-même le Bien. Il écarte toute accusation qui consiste à dire que les chrétiens égorgent les enfants pour manger et commettent des infamies dans l’obscurité. Selon lui, ces crimes seraient plutôt le fait des païens habitués à faire des sacrifices des être humains.
-De Proescriptione Hoereticum ; dans cet ouvrage, Tertullien invoque contre les hérétiques, la prescription de la doctrine de l’Eglise, il soutient que les Ecritures appartenant à l’Eglise, non seulement par droit d’ancienneté, mais par héritage direct, les hérétiques n’ont pas le droit d’en disposer à leur guise pour étayer leur rêveries. Parce que leur doctrine n’est pas recevable du fait qu’elle est nouvelle.
-Ad versus Marcionem. Dans cet ouvrage, Tertullien discute les bases philosophiques du système de Marcion et de ses applications historiques. Il établit l’unité du Christ et réfute les antithèses de l’hérétique entre la Loi et l’Evangile ainsi qu’entre le Dieu de l’Ancien Testament et Celui du Nouveau. Le passage le plus convaincant du livre est celui qui réduit à néant l’attribution de la bonté à l’un des Dieux, c’est-à-dire le Dieu de l’ancien et celui du nouveau testament, et celle de la justice à l’autre, ces deux notions étant inséparables et complémentaires.
-De Baptismo. Cet ouvrage met les néophytes en garde et indique les détailles et les effets du baptême chrétien et la valeur de celui qu’administraient les hérétiques.
- De Oratione. Explique l’oraison dominicale, précise les conditions morales, physiques et liturgiques de la prière et l’excellence de ses effets.
-De Poenitentia. Cet ouvrage prescrit la pénitence à faire avant le baptême et celle qui s’impose au baptisé qui a failli.
-De Pudicitia. Dans cet ouvrage, il renonce à ce qu’il a admis dans son De Poetentia concernant la possibilité pour le baptisé qui s’est rendu coupable d’idolâtrie ou d’immoralité d’obtenir le pardon, grâce à une profonde repentance exprimée devant « tous les frères »[4], en une confession qu’il appelait exomologesis. « Il distingue les péchés véniels qui, après exomologèse, sont pardonnés par Dieu, l’évêque servant d’intermédiaire entre Dieu et le pécheur, et les péchés irrémissibles qui aboutissent à la damnation, point de départ d’une expiation à laquelle Dieu, suivant son bon plaisir, peut parfois mettre fin »[5]
- De Exhortatione Castitatis. Il y place le célibat au dessus du mariage et affirme qu’un second mariage est une fornication déguisée et il est ainsi amené à discréditer le premier. Tertullien n’admet pas que la continence absolue sous ces trois formes : la virginité, l’abstention dans l’union conjugale et le refus de se marier.
-Ad Martyras. L’ouvrage qui fait l’objet de notre analyse, Tertullien y exhorte les confesseurs de la foi, jetés en prison, qu’on appelait des martyrs, à rester fidèle à leur engagement et à braver héroïquement la mort. Ainsi, nous allons procéder à l’analyse du texte.
4-Ad Martyras
4.1-Résumé du livre
Dans cette lettre, Tertullien exhorte les confesseurs à être unis les uns les autres, à ne pas donner l’occasion à l’ennemi de crier victoire. Les martyres devraient désormais s’entendre sur certains sujets qui les divisaient. Car être martyr, c’est être retiré du monde qui est une sorte de vallée de larme « le monde respire des miasmes plus empoisonnés, il renferme plus de coupables ». Vivre dans un tel monde ne sert à rien, car le Seigneur, dit-il, cherchait souvent la solitude pour y prier plus librement.
Il n’y a aucun sacrifice qui ne sera récompensé qu’au prix du martyr. Le martyre est ainsi le chemin royal qui conduit vers le bonheur plénier et éternel. L’homme ne peut témoigner sa reconnaissance à Dieu que par le biais de martyr car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour celui qu’on aime. En somme, nous retenons dans cette exhortation les termes suivant : la persévérance, l’unité, la confiance à Dieu, la perfection et l’endurance, tout cela au prix du martyre.
4.2-Le résumé par chapitre
Notre lettre est un texte qui comporte six (6) chapitres dont voici les principaux titres :
-Chapitre I : Exhortation aux martyrs
La chair ne vaut pas plus que l’esprit. Travaillant fort pour rester avec lui car la prison, les souffrances et les ennemis de ce monde sont temporels. Cherchant plutôt la paix, la concorde, la cohésion et l’unité.
-Chapitre II : La prison, un asile inviolable
Le martyr doit considérer les épreuves du temps présent comme un exercice où se trempent les forces de l’âme et du corps. La prison, loin d’être un cachot pour le martyr, est une retraite où l’on est à l’abri des scandales pour avoir l’esprit libre et orienté vers le trésor éternel.
-Chapitre III : Le martyr est le soldat du Dieu vivant
A l’instar des athlètes qui, séparés des plaisirs mondains, pour se préparer à une grande compétition, le martyr, soldat du Christ doit se détacher du monde afin de combattre pour une couronne d’éternité et la gloire dans les siècles des siècles.
-Chapitre IV : Le combat à mener par l’esprit soutenant la chair
La chair est faible et l’esprit est prompt[6] , le plus faible doit servir le plus fort afin que la faiblesse de l’une se fortifie de la vigueur de l’autre.
-Chapitre V-VI : La persévérance et l’endurance
Le témoignage du martyr des premiers chrétiens est un réconfort et en même temps une interpellation pour le martyr à ne pas craindre la souffrance pour la vérité et le salut.
5-Appréciation personnelle
Durant le parcours du texte de notre analyse, nous constatons que Tertullien ne donne pas assez de crédit pour des choses terrestres ni pour la vie d’ici bas qu’il qualifie de « gloire mondaine ». Au chapitre V de cette Exhortation aux martyrs, il le dit en s’appuyant sur le témoignage des martyrs « Ne voit-on pas aujourd’hui des hommes fouler aux pieds avec un misérable orgueil, et par je ne sais quelle maladie de l’âme toutes les privations et toutes les cruautés de la lutte ? »
Nous voyons dans ce passage les propos de reconnaissance pour des braves confesseurs de la foi. Cependant, nous les fidèles d’aujourd’hui, il nous est souvent difficile de mourir en nous-mêmes pour laisser croitre la semence de la vie que nous portons. Devant l’injustice, les abus du pouvoir, la violence, le tribalisme et autres formes de méchancetés, notre devoir c’est de les dénoncer peu importe les persécutions et les calomnies que l’on peut rencontrer. Car comme disait Daniel Comboni, cette souffrance du temps présent « avec la grâce divine, cela n’a ni ébranlé notre courage, ni abattu la force de notre esprit. Toutes ces épreuves terribles et ces sombres calamités ont même fortement contribué à renforcer notre âme, à mettre entièrement notre confiance en ce Dieu de miséricorde, qui nous a précédé sur le chemin de la croix et du martyre, et à nous maintenir fermes et constants dans notre vocation ardue et sainte »[7]
Toutefois, si ces hommes et ces femmes, dont il est question dans le texte, ont accepté, pour la louange et la vaine gloire humaine, la mort ainsi que les tourments, ceux-ci ne devront-ils pas paraitre bien peu de choses aux chrétiens qui cherchent une gloire céleste et une récompense[8]? Ici, nous avons une vive expression du courage chrétien appelé, devant les souffrances et la mort, à dépasser les craintes humaines malgré la faiblesse da chair. Saint Jean Chrysostome, cité par Daniel Comboni disait qu’un véritable martyr de Jésus Christ est celui qui, même sans verser son sang, possède une âme dotée de ferme détermination pour la gloire de Dieu, et un cœur enflammé du désir de mourir, pour Jésus-Christ et pour le salut des âmes[9].
Au fil de notre travail nous avons constaté que Tertullien privilégie plus le spirituel que la matière. Pour lui, il ne sert à rien de nourrir ce qui est périssable(le corps), mais plutôt d’entretenir l’esprit. Or, il doit savoir que l’homme est à la fois Esprit et corps et c’est cette composante qui sera élevée au jour de la résurrection. Dieu ne se plait pas dans la souffrance des hommes, mais il aime plutôt que ses enfants vivent dans la joie et la paix.
Conclusion
En somme, nous avons le mérite de noter que ce travail nous a permis d’approfondir notre connaissance sur Tertullien, son milieu familial, social et religieux. Il nous a permis de comprendre le fond de son idée. Toutefois c’est un travail qui nous donne des clefs pour pouvoir bien comprendre la pensée des pères de l’Eglise. Tertullien, bien que nous ayons relevé quelques limites dans sa pensée, surtout en ce qui concerne la prédominance de l’esprit sur la chair, reste un des pères de l’Eglise qui a beaucoup marqué l’histoire de la littérature chrétienne antique. Ad Martyras, loin d’être une simple exhortation, est un ouvrage qui interpelle tout chrétien à l’action, à l’endurance et à la perfection. Bref, il nous aide à croitre notre foi en Jésus.
[1] Cyrille ATITUNG, Cours de Patrologie I, du I e au IIIe siècle.2010-2011
[2] Ecclésiastique 2, 1
[3] La vie des chrétiens
[4] Les chrétiens doivent-ils tout accepter ?
[5] Berton. Tertullien, p.133-134
[6] Mt 26, 42
[7] Daniel Comboni, Les Lettres et les Ecrits, n° 6367
[8] Tertullien, Ad Martyras
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